L’interdit occupe une place paradoxale dans les contes traditionnels : censé protéger, il semble souvent précipiter l’épreuve ou l’émancipation du héros. Dans certains récits européens, sa transgression devient même le moteur de la transformation.
La version de Cendrillon collectée par les frères Grimm, tout comme Les six cygnes, place l’interdit au cœur de l’itinéraire initiatique. La tension s’installe entre l’obéissance attendue et la nécessité de s’affranchir des règles pour accéder à une forme de justice ou de bonheur. Ces récits n’offrent pas seulement un schéma narratif : ils proposent des modèles de résistance et d’apprentissage face à l’ordre établi.
Pourquoi l’interdit joue un rôle central dans les contes de fées
Impossible de réduire l’interdit, dans la mécanique des contes de fées, à une règle posée arbitrairement. Il marque le passage, structure l’histoire et accompagne l’enfance sur le chemin de l’autonomie. Chez Cendrillon, la fameuse marraine-fée fixe la limite : quitter le bal avant minuit. Ce motif de l’interdit, largement analysé par Bruno Bettelheim ou Bernadette Bricout, ne s’impose pas comme une leçon de morale rigide, mais comme un passage obligé vers l’expérience. Le but n’est pas de brider, mais d’aiguiller, de confronter le jeune lecteur à la nécessité de choisir.
La littérature jeunesse s’empare de ce ressort narratif : l’interdit devient la règle que l’enfant va questionner, parfois franchir, pour comprendre ce qui se joue et mesurer la portée de ses décisions. La sanction, toujours liée à la transgression, vient rappeler que chaque choix engage celui qui l’accomplit. Ce schéma, omniprésent dans les contes européens, permet une transmission vivante des valeurs à travers l’exemple et non l’injonction sèche.
Voici les éléments clés qui structurent cette logique :
- Motif de la règle : une figure initiatrice pose le cadre, guide le jeune héros.
- Motif de la sanction : la règle, si elle est franchie, rappelle sa fonction de repère.
- Motif de la pédagogie : l’enfant, confronté à la règle et à sa possible transgression, forge sa compréhension du monde.
Ce qui fait la singularité de l’interdit dans les contes, c’est sa portée concrète : il s’agit d’apprendre à travers l’épreuve, pas simplement d’obéir sans réfléchir. Cette pédagogie, héritée des récits transmis de génération en génération, continue de modeler la façon dont la famille et la société transmettent leurs repères.
Cendrillon et Les six cygnes : quand l’interdit devient une épreuve salvatrice
Dans Cendrillon, la règle imposée par la marraine-fée, quitter le bal avant minuit, ne tombe pas du ciel. Cette contrainte structure les allers-retours de la jeune fille entre sa vie ordinaire et la parenthèse enchantée du bal. Le temps s’étire, la tension monte, jusqu’à la fuite précipitée qui laisse derrière elle la fameuse pantoufle de verre. Cet objet, perdu dans la course, devient la clef de la reconnaissance : c’est grâce à lui que l’héroïne dévoile sa véritable identité et sa dignité. Perrault propose ici une pédagogie de la grâce : la mesure, la réserve, la fidélité à soi-même sont valorisées.
Les frères Grimm choisissent une voie plus radicale. Dans Les six cygnes, l’interdit prend la forme d’un silence imposé pendant six longues années, prix à payer pour sauver ses frères, transformés en oiseaux. Cette épreuve extrême conjugue sacrifice et isolement : une parole, et tout serait anéanti. Endurance, patience, résilience face à l’injustice familiale : voilà les armes de l’héroïne. La transformation finale, attendue et méritée, jaillit de cette traversée du désert.
On retrouve ici des thématiques entremêlées : métamorphose, temps, famille, solitude. À chaque récit, l’interdit ne vient pas sanctionner, mais éprouver, révéler la force active de celle qui doit s’imposer dans un univers souvent hostile. La récompense, amour retrouvé, frères libérés, n’est jamais offerte, mais conquise au terme de l’épreuve.
Quels enseignements moraux tirer de la transgression et du respect de l’interdit ?
Dans Cendrillon, la règle de ne pas dépasser minuit s’inscrit dans une logique de pédagogie : l’enfant découvre que la règle ne se résume pas à une entrave, mais initie à la notion de limite et à la gestion de ses propres choix. Bettelheim, dans son étude des contes, insiste sur ce point : la règle ne vaut pas pour elle-même, elle structure la construction de l’individu.
La mécanique du conte met en avant le rôle de la transmission. La marraine-fée n’est pas une simple sauveuse : elle transmet une expérience, inscrit Cendrillon dans un apprentissage. La transgression, la fuite précipitée, la pantoufle oubliée, n’arrive jamais sans conséquences. Elle expose à la perte, mais ouvre aussi la porte à la révélation de l’identité et à un changement de trajectoire.
Deux scénarios se dessinent :
- Respecter l’interdit permet d’accéder à la reconnaissance, à l’émancipation, à la récompense.
- Le franchir, c’est se confronter à la sanction, mais aussi à une prise de conscience parfois salutaire.
La leçon morale des contes s’enracine dans la tension entre règle et liberté. À travers la fiction, les enfants saisissent que la liberté va de pair avec la responsabilité, que la parole d’un adulte, loin d’écraser, balise la route. La sanction, parfois rude dans les versions orales, rappelle que l’apprentissage naît de l’expérience, pas de la soumission aveugle.
Dans cet héritage, chaque lecteur retrouve une part de lui-même, tiraillé entre la tentation de braver l’interdit et le désir de trouver sa place. Les contes, loin d’être de simples récits pour enfants, continuent de résonner aujourd’hui, questionnant notre rapport aux règles et à la capacité de s’en affranchir pour grandir.